Des "lumières" dans le dhikr : un bien ou un mal ?

QUESTION À SIDNA SHAYKH ‘ABD AL-‘AZIZ AL-AMGHARI – Transcription d’un enregistrement audio du 06/07/2019, avec quelques adaptations pour le support écrit et révisée par le Shaykh ABD AL-‘AZIZ AL-AMGHARI

Question :

Des frères de certaines voies estiment qu’il est nécessaire de voir des lumières pendant le Dhikr et souhaitent connaître l’avis du Shaykh en la matière.

Réponse du Shaykh :

Il s’agit là d’un sujet que je n’aime pas trop aborder, vu ce qu’il peut impliquer sur le cheminement d’un frère et les détournements qu’il peut causer quant à  la sincérité de son désir de rechercher ALLAH.

Quand un homme essaye de prendre une seule direction et oriente toute sa concentration et toute sa volonté sur une chose (ou un minimum de choses), ça donne une force à son esprit et ça ouvre des capacités sensitives dans son cœur. Et ça, c’est une loi qui s’applique aux musulmans, aux bouddhistes, aux chrétiens… – à tous les gens qui essayent de réaliser cette canalisation de leur énergie spirituelle : ils ne voient personne, ils ne parlent à personne et s’orientent vers ALLAH, ou vers Dieu, ou vers… je ne sais qui ou quoi d’autre… Et puis, à un certain moment il y a des portes qui s’ouvrent devant eux : ils voient des choses qui s’éclairent, ils voient des lumières… Chaque cœur a une spécificité bien à lui, qu’aucun autre cœur n’a. Et les hommes du Tasawwuf disent qu’il y a autant de Turuq (voies) que d’âmes vivantes : ce qui signifie que chaque homme a un cheminement, une Tariqa qui lui est propre.

Et quand des gens viennent chez un Shaykh pour essayer de cheminer vers ALLAH, il apparaît que la notion de « ALLAH » est différente pour chacun d’eux : ainsi, chaque personne, à qui on demande ce que représente pour elle ALLAH, en donne une définition propre – en fonction de ce qu’elle attend de LUI, de sa demande, de ses aspirations… Et plus on approfondit le sujet, plus on voit qu’il y a mille différences entre deux personnes qui, en apparence pourtant, disent la même chose : « Nous voulons cheminer vers ALLAH ». Autrement dit, il y a autant de conceptions d’ALLAH et du cheminement vers LUI qu’il y a de personnes – conceptions forgées par toutes les appréhensions, toutes les choses qui sont en elles.

Et quand quelqu’un vient chez le Shaykh, le Shaykh voit tout ce brouillon en lui – mais sans le moindre jugement ou reproche : il voit quel est son état, ce qu’il attend d’ALLAH, ce qu’il attend de l’Islam, ce qu’il attend de son cheminement, ce qu’il attend du Shaykh qui est en face de lui, ce qu’il voit en le Shaykh, quelle est sa perception des choses… Tout cet ensemble, le Shaykh le voit. Et il lui donne le Dhikr d’ALLAH (سبحانه وتعالى) qui en soi est déjà un moyen de canaliser sa force spirituelle – car cette force, c’est vers le Dhikr d’ALLAH qu’il va l’orienter tout entière ; et c’est d’autant plus vrai, pour le Dhikr qu’il a reçu du Shaykh, que le Shaykh est présent dans le cheminement : car dès qu’il fait le Dhikr d’ALLAH, il met sa main dans la main de son Shaykh. Alors le Shaykh devient responsable de son cheminement – tant que le disciple veut suivre les recommandations de son Shaykh et respecte les engagements qu’il a pris avec lui.

Mais quand une personne commence à faire le Dhikr d’ALLAH, il peut y avoir ce que les Shuyukh (NDLR : pluriel de Shaykh) appellent des « ouvertures », où l’on voit des choses. Et ces ouvertures peuvent être diaboliques, ténèbres… Même si, paradoxalement, il s’agit d’ouvertures de lumières. Oui, le diable peut générer des ouvertures chez celui qui fait le Dhikr – et c’est ce qu’on appelle, dans le Tasawwuf, « Al-Istidraj » : cela signifie que le diable peut interférer quand le disciple ne se lie plus à son Shaykh – ou si le Shaykh n’est pas un vrai Shaykh autorisé : alors le diable peut provoquer des ouvertures chez le disciple – et celui-ci voit des choses extraordinaires (des lumières, le Trône, les Cieux…) qui ne seront jamais, de toutes façons, que des créatures. Et le disciple croit qu’il est sur une bonne voie, et le Shaytan l’entraîne, pas à pas, jusqu’à l’éloigner de la demande d’ALLAH, jusqu’à ce qu’il soit esclave de son ego et des demandes de son ego.

Certes, il peut y avoir des ouvertures qui sont vraies, qui sont véridiques, qui sont de la Lumière d’ALLAH, de Sayyidina Muhammad (صلى الله عليه وسلم), de son Shaykh qui en est porteur. Mais en aucun cas – et quand bien même – les ouvertures ne sauraient être un indicateur d’un bon cheminement, d’un cheminement droit, d’un cheminement qui respecte les lois d’ALLAH (سبحانه وتعالى), de la Shari’a. Et même, beaucoup de Shuyukh en ont peur : ils ne veulent pas voir ça, ils ne veulent pas que leurs disciples voient ça, parce que ça distrait de la demande première qui est ALLAH. Car rares sont les cheminants qui connaissent ces états et n’en redemandent pas. Et même – plus grave que ça – il y a des gens qui attachent la véracité du cheminement à ces états-là. Et qui affirment que quiconque est dans le bon chemin doit voir ces choses-là, sous peine d’être égaré, ce qui est grave. Extrêmement grave.

Et de toutes façons, ces états que peut connaître le Dhakir relèvent de la plus stricte intimité : c’est quelque chose qu’il vit, lui et lui seul, avec ALLAH (سبحانه وتعالى), et que PERSONNE ne doit connaître. Personne si ce n’est son Shaykh, à qui il doit les rapporter afin qu’ils n’engendrent pas un trouble dans son cheminement et que cela ne le détourne pas de sa demande principale. Tant que ça ne le dérange pas, que ça ne perturbe pas son cheminement, son orientation, il n’y a pas de problème. Mais dès que ça devient perturbant dans son cheminement, il doit en parler à son Shaykh – et UNIQUEMENT à son Shaykh. Car le simple fait de parler au Shaykh de ces états, permet de les passer au filtre de l’esprit du Shaykh : ALLAH (سبحانه وتعالى) va ainsi en ôter le mauvais, et y laisser le bon. Car l’esprit du Shaykh est un filtre qui ne laisse que le bon.

Mais avant toute chose, il ne faut pas oublier que le but du cheminement, du Dhikr, de l’Islam… c’est le comportement : l’Envoyé (صلى الله عليه وسلم) a résumé toute sa mission (et ALLAH sait combien elle est grande) en deux mots : « إنما بعثت معلما و لأتمم مكارم الأخلاق », « Je n’ai été envoyé qu’en tant qu’enseignant et que pour parfaire les comportements ». Donc, tant qu’un enseignement, ou un cheminement, n’aboutit pas à la perfection du comportement, ça n’est pas un cheminement, ou un enseignement. ALLAH (سبحانه وتعالى) dit dans le Coran : 

{إِنَّ ٱلَّذِينَ قَالُوا۟ رَبُّنَا ٱللَّهُ ثُمَّ ٱسْتَقَـٰمُوا۟ تَتَنَزَّلُ عَلَيْهِمُ ٱلْمَلَـٰٓئِكَةُ}

{Ceux qui disent : « Notre Seigneur est Allah » [donc, ceux qui font le Dhikr], et qui se tiennent dans le droit chemin, les Anges descendent sur eux.}

ALLAH (سبحانه وتعالى) nous montre ainsi l’ordre des choses : d’abord, le Dhikr, qui donne la perfection du comportement ; ensuite, la vision (voir, entendre les anges). Il faut cet ordre.

Mais quand les ouvertures dans le Dhikr passent avant l’acquisition du bon comportement, la précèdent dans l’ordre des choses, deviennent prioritaires sur elle, cela vient de Shaytan. Alors le Shaykh doit intervenir : soit il intervient pour stopper ça, avec sa spiritualité ; soit il l’encourage – et cela signifie qu’il ne sait pas faire cheminer, voire qu’il est dans le chemin de Shaytan sans le savoir. Ceci est fondamental.

Et l’indicateur de ces choses-là, c’est quand le disciple commence à en parler, et que ça devient un critère de bon cheminement. Prenons l’exemple de deux disciples qui commencent le Dhikr en même temps, avec le même Shaykh : au bout d’un moment, l’un va se targuer d’avoir eu des visions et des états, alors que l’autre n’aura rien ressenti de tel. Et si le Shaykh, à ce moment-là, n’intervient pas pour relativiser ces choses et les ramener à leur juste valeur, afin que le disciple qui les vit ne leur accorde pas une importance plus grande qu’elles n’ont en réalité, l’autre disciple va se culpabiliser, se faire des reproches, ressentir de l’angoisse, au point qu’il finira par abandonner, ou mentir et inventer des états qu’il n’a pas eus, ou s’imaginer des états qu’il se persuadera d’avoir vraiment connus alors qu’il n’en est rien. Tout cela afin de pouvoir parler à son tour de ses états. Et pour ces choses-là, Shaytan est vraiment un grand maître !

Donc, ce sont des états qui sont intimes, et qui doivent survenir APRÈS la perfection du comportement et la mort (ou l’anéantissement, ou l’écrasement) de l’ego. Parce que : états + ego = Shaytan ! Et c’est pour cette raison que les Shuyukh disent : « Celui qui a eu l’ouverture spirituelle avant la perfection de son comportement, n’attends aucun bien de lui ! » Donc, ces choses-là (ces ouvertures) sont un secret entre le disciple et le Shaykh. Et le Shaykh doit s’en servir pour donner de la certitude dans le cœur du disciple, afin de le mener vers le bon comportement.

Je me rappelle cette parole de Sidna Shaykh Rajab (qu’ALLAH sanctifie son secret) : « J’assistais à la leçon de mon Shaykh (NDLR : Sidna wa Mawlana Shaykh Ahmad Kuftaro – qu’ALLAH sanctifie son secret) et j’entends mon Shaykh dire : « Il y a des frères qui connaissent des états et des visions dans leur Dhikr et qui sont détournés d’ALLAH par ces états ; car avec leur ego, ils commencent à en parler, et à s’en gargariser, s’éloignant ainsi (à cause de ces états, de ces lumières) du chemin d’ALLAH. » Alors, tout de suite, j’ai imploré ALLAH très sincèrement et je lui ai dit : « Ô ALLAH, je ne veux pas de ces états ! » ; et depuis ce jour, je fais le Dhikr dans l’obscurité : je le commence dans l’obscurité, et je le termine dans l’obscurité – et je ne vois rien [NDLR : comprendre : je n’ai pas de visions, d’états particuliers] ! » 

Ce qui est sûr, c’est que la Lumière véridique est celle du comportement prescrit par la Sainte Shari’a et illustré (mis en application et enseigné) par Sayyidina Muhammad (صلى الله عليه وسلم) : ainsi, sur deux disciples qui font le Dhikr pendant un an, l’un dira : «Moi j’ai vu, et j’ai vu, et j’ai vu, et j’ai vu…» ; et l’autre dira : «Ma colère a disparu, mon comportement a changé, ma miséricorde et ma clémence avec ma femme, mes enfants, ma famille ont augmenté ; je suis un autre homme et tout le monde voit que j’ai changé en bien.» Pendant que l’autre continuera de s’exclamer : «J’ai vu les cieux, j’ai volé, etc… » Des deux, il est évident que Sayyidina Muhammad (صلى الله عليه وسلم) appréciera le plus celui qui aura gagné en comportement.

Donc, pour récapituler, ces états-là sont, en premier lieu, des états secrets – et personne ne doit en entendre parler : ça doit rester entre le Shaykh et le Murîd et le Shaykh s’en sert comme il veut pour parfaire le comportement du frère. Ensuite, ils ne sauraient constituer une fin en soi, une demande en soi. J’ai connu beaucoup de frères qui, pendant le Dhikr, commençaient à serrer les yeux, à imaginer des choses, parce qu’ils avaient entendu parler, ou vu une vidéo de quelqu’un qui avait parlé de lumières, d’états, etc. Alors ils voulaient vivre les mêmes choses et faisaient des efforts pour les vivre. Et ça, c’est très mauvais. Demandons ALLAH !

Je vous livre une expression à moi – mais je ne sais pas si elle est juste : le meilleur cheminement, c’est le cheminement que tu fais dans l’obscurité [NDLR : c’est-à-dire : sans voir de lumières ou de phénomènes particuliers], mais pendant lequel tu ne lâches jamais la main du Shaykh : chemine dans l’obscurité, ta main dans la main de Shaykh ! Car quand tu as ta main dans la main de Shaykh, c’est-à-dire dans la main de Sayyidina Muhammad (صلى الله عليه وسلم). Peu importe ce qu’il y a autour de toi, ou ce que tu es censé voir, ou ne pas voir, ou ce que tu veux voir, ou ne pas voir – car tu as déjà la main de ton Shaykh, et cela te suffit. Et dans le Dhikr d’ALLAH (سبحانه وتعالى), quand tu as la grâce de l’avoir, tous tes états et tout ce que tu peux voir, représentent, sont, et ne resteront jamais que des créatures. Or, ta demande, c’est Le Créateur. Ne l’oublie jamais.